CHAPITRE IV
L’écran de télévision était couvert de zébrures scintillantes. Guilon se leva pour régler l’image, puis se rassit, reprenant le boîtier de commande du magnétoscope. Il était seul, dans le bureau, en compagnie de Vilandier, le Patron, qui s’était lui-même déplacé jusqu’au PC de Guilon. Vilandier gardait son regard rivé sur l’image et ne pipait mot depuis le début de la projection.
Il s’agissait d’un montage bricolé par Guilon, regroupant le compte rendu de la manifestation d’Origny, les déclarations télévisées de Dia et de Madeleine. Le visage de celle-ci occupait l’écran.
— Arrêtez, je vous prie…
Guilon stoppa la bande, attendant la réaction de Vilandier.
— Jolie femme, non ?
Guilon réprima un sourire : l’œil de Vilandier s’était soudain allumé.
— Nous la connaissons ?
— Heu, non ! Nous n’avons qu’une fiche signalétique, assez maigre… C’est une petite permanente fédérale, sans plus. Le néant dans son passé.
— Pas de stage à l’étranger ?
— Absolument pas. L’École centrale du Parti, durant trois mois, en 74. C’est tout.
— Bien, continuons.
La bande montrait à présent la déclaration de Castel, le secrétaire général, qui avait convoqué une conférence de presse le matin même, consécutivement à l’assassinat de Jean Fignac.
— Votre avis, mon cher Éric ?
— A vrai dire, je suis assez perplexe… Jean Fignac est, enfin était, un vieux militant, mais de là à…
— Lui non plus, pas de séjour « là-bas » ?
— Si, dans les années cinquante. Mais rien d’important : des rencontres d’universitaires. Il était biologiste. Dans sa jeunesse, il s’est fendu de quelques articles sur Lyssenko, « la science prolétarienne »…
— Il était plus âgé qu’elle ?
— Oui. Quinze ans. Drôle de couple. Le militantisme semblait jouer un rôle important dans leurs relations.
— Votre conclusion ?
Guilon arrêta la projection et fit défiler la bande à l’envers. Il hésitait avant de livrer ses réflexions à Vilandier.
— Alors ? Eh bien, rien ne nous interdit de penser que Vrodine soit arrivé en France pour liquider Fignac.
— Pour quel motif ?
Guilon dut avouer le flou le plus total dans ses soupçons. Vilandier l’assura une nouvelle fois que tous les obstacles concernant son enquête seraient balayés. Il eut un revers énergique de la main pour illustrer son propos. Puis il remit à Guilon un sauf-conduit qui lui ouvrirait les petites et les grandes portes des bureaux de la Brigade criminelle, actuellement sur les dents pour découvrir le meurtrier de Jean Fignac.
Guilon le remercia. Puis il se rendit dans le bureau de Dartier.
— Salut ! Alors, qu’est-ce qu’il raconte ?
— Rien. Il veut des résultats.
— Honnêtement, tu crois vraiment que Vrodine s’est déplacé pour liquider ce minable ?
— Écoute, je suis aussi sceptique que toi mais, pour le moment, c’est tout ce que nous avons à nous mettre sous la dent !
— C’est maigre… !
— Il va peut-être y avoir d’autres assassinats ? On pourra se faire une image plus précise. Fignac était sans doute mêlé à une affaire louche, interne au Parti, et qui réclamait le plus grand secret ?
Guilon haussa les épaules avant d’étaler devant lui les titres des journaux du matin, qui clamaient que Fignac avait payé la politique hasardeuse du Parti envers les immigrés d’Origny.
— Eh oui, insista Guilon, c’est peut-être ça qui sert de couverture à Vrodine…
— Quoi ? Le Parti aurait organisé un coup de bluff pour accréditer l’idée d’un meurtre par vengeance ?
— Oui ! Je crois Vrodine capable de ce genre de mise en scène. N’oublie pas que Coulvin a couvert de A à Z le coup d’Origny…
Ils étaient sortis des locaux du Service et remontaient à pied l’esplanade des Invalides. Guilon partagea le travail. Lui-même se chargerait de la direction des équipes « Koulak », tandis que Dartier fouillerait dans le passé — apparemment vide — de Fignac.
— Lui seul, ou sa femme avec ?
— À ton avis ?
— Vois pour les deux, si ça se trouve… Mais je doute que Madeleine y soit pour quelque chose !
*
Coulvin se tenait devant une grande carte de Paris. À ses côtés les responsables du service d’ordre étudiaient les parcours éventuels de la manifestation que le Parti se préparait à organiser à l’occasion des obsèques de Jean Fignac.
— Bon, départ de la morgue de Bercy, on remonte l’avenue Ledru-Rollin, jusqu’à la place Voltaire, et ensuite, c’est direct jusqu’au Père-Lachaise.
René Castel, les bras croisés, attendait. Lui aussi observait la carte. Il se prit le menton dans la main et, une fois de plus, détailla le parcours prévu.
— Ce n’est pas très long, dit-il, mais ça nous permettra malgré tout d’étaler un cortège imposant. La préfecture est d’accord ?
— Pas de problème de ce côté, répondit Coulvin, mais je ne vois qu’un inconvénient, de toute façon incontournable…
— Ah oui, lequel ?
— Le Père-Lachaise : c’est à deux pas de Belleville. Il faudra mettre un cordon sérieux pour protéger l’entrée du cimetière. Pas de bagarre avec les immigrés !
— Si la préfecture a étudié le parcours, ils auront pensé à ça, sans doute…
Coulvin était inquiet. Le soir même, diverses organisations de travailleurs arabes et africains projetaient de défiler dans Paris, pour dénoncer le regain de racisme soulevé par le « coup » d’Origny.
— Nous avons une réunion du bureau politique avec les camarades chargés des questions de l’immigration, dit Castel, on va essayer de faire baisser la tension…
Coulvin avait saisi le combiné du téléphone et décrivait l’itinéraire final au responsable du maintien de l’ordre, à la préfecture.
*
Dartier se présenta au commissaire nommé sur l’affaire Fignac. Au Quai des Orfèvres, l’agitation était grande. Membre du Parti, la victime conférait à l’événement une dimension politique nationale.
Dartier dut faire antichambre plus d’une heure avant d’être présenté à Brodard, le responsable. Les journalistes assiégeaient littéralement le Quai et, de toutes parts, on tenait à interviewer celui que le ministre de l’Intérieur avait investi de sa confiance.
Dartier pénétra enfin dans le bureau et salua un homme massif, plutôt « court sur pattes », au visage barré d’une moustache extravagante, et au fort accent du Sud-Ouest. Il lui tendit le sauf-conduit que lui avait remis Guilon et s’assit avant que le maître des lieux ne l’y eût convié.
— Ah, voilà déjà les barbouzes !
Dartier écarta les bras en signe d’excuse ; il pressentait que la collaboration avec Brodard ne serait pas des plus cordiales.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Les détails de l’enquête !
Dartier avait répondu à l’aboiement de Brodard d’un ton sec, vaguement ironique.
— Ouais… Évidemment ! Eh ben, pour le moment, zéro ! Les balles qui ont tué la victime proviennent d’un P. 38. Pas besoin de vous faire un dessin ? Comme vous le savez, c’est une arme qui court les rues. On en vend aux Puces. Fignac ? Pas d’histoires. Rien qui pourrait motiver une vengeance individuelle.
— Oui ?
— Moralité : les immigrés se vengent de l’arrestation du dénommé Kader Meguerba. Voilà ! Maintenant, foutez-moi le camp, parce que j’ai une conférence de presse dans une demi-heure et je dois y réfléchir !
— Pour la suite ? insista Dartier.
— Pour la suite ? On verra. Je vous ferai remettre mes conclusions. Allez, dehors !
Ils échangèrent un regard haineux. Dartier inclina imperceptiblement la tête, avant de se retourner et de sortir. Dans le couloir, il sourit largement au planton, qui le salua avec une raideur toute militaire.
Dartier se retrouva sur les quais, et marcha lentement jusqu’au parvis de Notre-Dame. Il s’assit un instant sur un banc et écouta un jeune chevelu qui gratouillait sa guitare en fredonnant la mélodie du Déserteur, de Boris Vian. Dartier se leva et franchit le seuil de la cathédrale. Une nuée de touristes japonais, caquetant comme des poules, s’extasiaient devant les voûtes et le grand orgue. Il s’adossa à une colonne et tenta de faire une synthèse rapide des renseignements qu’il possédait.
Jean et/ou Madeleine, militants de base ou presque, encroûtés dans leur routine, et Vrodine qui se déplace. Absurde ? Ces deux clampins n’étaient pas en contact avec les hautes sphères du Parti.
Ah si : Madeleine rencontrait souvent un des maîtres de l’appareil en la personne de Coulvin. Mais Coulvin côtoyait des dizaines d’autres gens, et pourtant, c’est Fignac, prof un peu marginal et époux d’une petite permanente, que Vrodine fait exécuter… Une affaire de fric ? Douteux : si tel était le cas, l’enjeu eût été énorme pour que quelqu’un comme Vrodine prenne les choses en main ! Sa présence attestait que des intérêts vitaux du Parti étaient en jeu. Pas moins. Jean Fignac devait être au courant d’un des coups tordus menés par l’appareil. Lequel ? Il n’était pas membre du sérail de Delouvert, le général en chef des grenouillages divers. Les élections ? Origny ne représentait qu’une circonscription parmi d’autres, et le Centre ne parachute pas des gens de l’envergure de Vrodine pour des bulletins de vote ! Alors quoi ?
Si Jean Fignac était au courant d’un secret gênant du Parti, peut-être Madeleine l’était-elle aussi ? Pourtant, ce n’était pas elle que Vrodine avait condamnée ! À présent, elle était sous bonne garde, constamment escortée depuis le meurtre par des gardes du corps de la Brigade criminelle ; si Vrodine voulait se débarrasser d’elle, ce serait coton.
Dartier fut bousculé par le flot des Japonais et des Nikon crépitants. Il contourna à grand-peine le troupeau, quitta Notre-Dame, et revint rue B. s’isoler dans son bureau. Marianne lui avait sorti tous les renseignements qu’elle avait pu glaner çà et là sur Fignac. Le butin était squelettique. Hormis quelques articles dans des revues confidentielles, la victime n’avait jamais eu d’apparition publique.
Dartier parcourut d’un œil distrait les arguties du jeune Fignac, pourfendant la « science capitaliste ». De quoi rougir de honte vingt ans plus tard ! Il y avait les dates des séjours qu’il avait effectués à l’Est. Dans les années cinquante, le Service soudoyait un employé de l’organisme touristique contrôlé par le Parti, qui organisait ce type de voyage. Depuis, les touristes étaient trop nombreux pour que cela reste possible. 1954, 1956, 1958, 1960 : Fignac avait effectué ses visites à intervalles réguliers. Rencontres d’étudiants, puis de scientifiques, accompagnées de balades guidées ; rien que de très banal. Dartier compara les dates des départs de Fignac avec l’actualité de ces années. Néant apparent. Marianne lui fit noter que le dernier séjour à l’Est correspondait avec une de ces conférences de « partis frères » en août 1960. René Castel, l’actuel secrétaire général, avait fait partie de la délégation française. Il n’était alors que membre du Comité central et parfaitement inconnu du public.
Intéressant ! pensa Dartier, il faudra étudier ça de plus près.
Il fouilla une heure encore dans de vieilles paperasses, pour lâcher prise enfin. Il avait dans sa poche le sauf-conduit remis par Vilandier à Guilon. Il fit un rapide saut chez lui, rue La Fayette, pour prendre un appareil photo, un bloc-notes et une fausse carte de journaliste à l’AFP fournie par le Service, qui lui permettrait d’assister de près à toutes les apparitions publiques des dirigeants du Parti.
Il savait que Madeleine, totalement hébétée, était partie s’isoler en Bretagne. Elle ne reviendrait que dans deux jours, pour l’inhumation du corps de son mari. La famille de Madeleine possédait une petite propriété près de Lorient, dans un village nommé Kerpape. Dartier quitta Paris vers 13 heures et, en début de soirée, il entrait dans Lorient, au volant de son Audi.
À l’inverse de Paris, le temps était maussade, un petit crachin persistant embrumait la ville. Il prit la direction de Larmor et peu après trouva l’embranchement menant à Kerpape. Un village charmant, en bord de mer, avec une digue brisant les vagues, quelques barques de pêcheurs, les cris des mouettes.
La villa se trouvait à la sortie du village. Agrippée sur une petite falaise, c’était une maison cossue, comportant plusieurs corps de bâtiment. Madeleine s’était mariée avec Jean en 1969. Son nom déjeune fille était Boulier. Jusqu’en 1964, elle avait vécu là, puis elle était partie étudier à Rennes.
Un car de gendarmerie était garé devant la grille et, à deux pas, deux voitures de la Brigade criminelle stationnaient sur le trottoir. Il n’y avait pas de journalistes, et Dartier comprit qu’on avait dû les évincer sans ménagement.
Il se gara un peu plus loin, glissa son appareil photo et son bloc-notes dans un sac qu’il prit en bandoulière, remonta le col de son blouson et se dirigea vers l’estafette de gendarmerie.
— Circulez !
Dartier s’attendait à cet accueil. Il insista pour voir le gradé responsable de la garde. Un quinquagénaire joufflu s’extirpa du véhicule.
— Vous pouvez venir cinq minutes ?
— Écoutez, pas d’interview, les ordres sont formels…
Le ton était empreint de lassitude. Dartier n’était que le quatre-vingt-septième à tenter de rencontrer Madeleine. Il regarda le gradé droit dans les yeux.
— Il ne s’agit pas d’interview. Vous voyez le café, là-bas ?
Il désignait une vitrine éclairée faiblement, à l’entrée du village.
— Je ne suis pas aveugle…
— Venez avec moi, nous discuterons, je vous promets que vous n’aurez pas à le regretter…
— Allez, circulez, les ordres sont…
— Formels, je sais. Bien, je vous attends là-bas.
Il planta là le gendarme, qui battait la semelle, l’air empoté. Arrivé au bar, il s’assit et commanda un express serré. Au bout de cinq minutes, le gradé prévint ses troupes. Il avait envie de pisser et ce gars l’intriguait. Il n’avait pas l’air d’un journaliste : il ne sentait pas le vautour et n’était pas excité. Dartier vit le gendarme entrer dans le café, ôter son képi, le poser sur le comptoir. Il s’approcha de la table de Dartier et prit un air compassé.
— C’est inutile de perdre votre temps : personne ne doit entrer chez les Boulier.
— Je ne suis pas journaliste.
— Ah bon ?
Dartier montra une carte barrée de tricolore, qu’il posa à côté de sa tasse.
— Ah oui, oui, oui, c’est différent.
— Je peux compter sur votre discrétion ?
Le gendarme prit un air songeur. Il était dévoré par la curiosité. Pour une fois qu’il se passait quelque chose à Kerpape ! Son quotidien était fait de barrages de routine sur la route de Larmor, d’alcootests à la sortie des bals du samedi soir et d’exhibitions grotesques aux carrefours lorsque Bison futé quittait sa tanière. Rien d’enthousiasmant. Et puis merde, il ne risquait rien : oui, Dartier pouvait compter sur sa discrétion ! Il s’assit et commanda un muscadet, nom de Dieu !
— Vous connaissez Madeleine Fignac ?
— Personnellement ?
Le gendarme expliqua qu’il dirigeait la brigade de Kerpape depuis une quinzaine d’années, mais qu’il y était en poste depuis le début de sa carrière, en 1951. Il connaissait la famille Boulier, comme tous les gens du village.
— Madeleine a vécu longtemps ici ?
— Ah oui, jusqu’à ses vingt ans, après, elle est partie à Rennes, à la fac. Oh, une gamine sérieuse, hein ! Sans histoire !
— Elle était déjà au Parti ?
— Ah non, c’est à la faculté qu’ils l’ont endoctrinée.
— Comment elle était, avec les gens du village ?
— Bah, comme toutes les gamines. Un peu renfermée ; le père Boulier est mort d’un infarctus quand elle avait huit ans…
— Ils font de la politique dans la famille ?
— Pas du tout ! La fille, Madeleine, a mal tourné… Même pendant la guerre, ils se sont pas mouillés, les Boulier !
Dartier commençait à se décourager. Le gendarme avait l’air d’un brave type, un peu alcoolique à en juger d’après l’entrain avec lequel il engloutissait ses ballons de blanc sec. Il en était venu à raconter ses souvenirs de résistant.
— Ah ça non ! Les Boulier, ils se mouillaient pas ! Le docteur Leguilvec a bien essayé de recruter le père, mais rien à faire, il avait trop la trouille des Boches…
— Bon, reprenons, vous m’avez dit que la fille, ici, ne faisait pas de politique ?
— Oui. Enfin, elle avait ses idées, mais sans faire le guignol, comme l’autre, le Castel, à la télé ! Une fois, si, tiens, elle s’est engueulée avec le docteur Leguilvec, aux municipales de 71, je me rappelle. Mais elle était déjà à la faculté, alors ils l’avaient endoctrinée !
— On peut le rencontrer, comment vous dites, Leguilvec ?
— Ben non, déjà qu’il venait pas souvent ici, il avait juste une villa à Kerpape, mais il vivait toujours à Lorient, hein, mais de toute façon, il est mort, alors…
Et le gendarme raconta le terrible accident de chasse qui, au cours de l’automne 1972, avait coûté la vie au médecin.
— Vous vous souvenez quel mois il est mort ?
— Oh, c’était à l’automne 1972, je me souviens, mon petit-fils est né cette année-là, ce devait être, ’tendez donc, en novembre ? Oui, en novembre !
— Un accident de chasse ?
— Oui, une battue, un coup de fusil, le drame…
Dartier remercia le gendarme, après avoir noté son nom. 1972 ! L’automne 1972 ! Vrodine était venu en France, cette année-là. Un ancien résistant tué lors d’un accident de chasse et, près de dix ans plus tard, un assassinat en bonne et due forme : Jean Fignac. Le seul lien (le seul ?) entre les deux événements : Madeleine Fignac, originaire du village où vivait Leguilvec, et épouse de Jean. Il ne faut pas s’exciter, se dit Dartier en remontant dans sa voiture.
Il était 22 heures lorsqu’il frappa des deux poings contre la porte close de la gendarmerie de Gourin, qui avait consigné les témoignages relatifs à la mort de Leguilvec. Un autre gendarme, en bras de chemise, lui ouvrit, l’air mécontent. Dartier présenta de nouveau sa carte.
— Je veux voir les rapports concernant cet accident, est-ce possible ?
— Maintenant ?
— Tout de suite, oui, et, éventuellement, envoyer un télex.
En bougonnant, le gradé enfila sa vareuse et s’empara d’un épais trousseau de clés. Dartier monta à sa suite l’escalier qui menait au troisième étage de la gendarmerie, où étaient rangées les archives. Un tiroir rempli de dossiers, une main qui fouille, un doigt humecté pour mieux séparer les feuilles. Une chemise de carton, enfin, déposée sur un bureau, devant Dartier. Leguilvec, 1972. Tout était inscrit sur ces feuillets de papier pelure, tapés à la machine d’un doigt incertain, à en juger d’après les fautes de frappe qui émaillaient le texte. Maurice Leguilvec, médecin, soixante ans. Rapport d’autopsie : la mort est survenue après éclatement des carotides. Impossible de dénombrer exactement les plombs de chevrotine incrustés dans le cou, le thorax et la tête. La cartouche ? Une Gévelot n° 564. Au moins vingt chasseurs sur les trente présents utilisaient ce calibre.
— Vous n’avez pas fait d’enquête plus poussée ?
— Vous n’allez quand même pas me dire que… ?
— Non, je ne « dis » rien, je demande, c’est tout !
Dartier, d’un doigt agile, compulsa le restant du rapport. La liste des participants à la sortie de chasse. Le signalement précis de Leguilvec, une fiche de la gendarmerie de Lorient. Chevalier de la Légion d’honneur, ancien chef du réseau de résistance de la région de Lorient.
Dartier était perplexe, et en même temps heureux. Madeleine Fignac, mêlée, par Vrodine interposé, à une histoire de règlements de comptes datant de la guerre ? Séduisant, très séduisant ! Et toujours la même conclusion ! Si Vrodine couvrait l’affaire, en 1972 comme aujourd’hui, c’est qu’il s’agissait d’un gros coup. Mais qu’est-ce que Madeleine venait bricoler là-dedans ? Ni elle ni même son mari n’avaient l’âge de la génération des résistants. Et pourtant, les apparences étaient tellement aguichantes ! De toute façon, on ne risque rien à voir, se dit Dartier.
— Bon, le télex, c’est faisable ?
Le gendarme marmonna et entraîna Dartier à l’étage inférieur. Dartier rédigea, le gendarme transmit. Les locaux de la rue B. n’étant pas équipés d’un télex, Dartier l’adressa à la direction générale du Service, rue Saint-Dominique, avec la mention de le faire parvenir à Guilon dans les plus brefs délais.
Enquête urgente sur Leguilvec Maurice. Décédé novembre 1972.
S’avisant de la présence d’un photocopieur, Dartier entreprit de reproduire une à une toutes les pièces du dossier, qu’il remit au gendarme.
— Naturellement, lui dit-il, il est particulièrement recommandé de conserver le plus grand silence sur notre entrevue de ce soir. En cas d’ennuis, je saurai à qui m’adresser…
L’homme ne répondit pas, et vit l’Audi s’éloigner sur la route. Il boucla la porte et remonta chez lui, pour assister à la fin de l’émission de variétés qu’il regardait en famille avant l’arrivée du trouble-fête. Dartier roula un peu, mais il était trop fatigué pour rentrer d’une traite à Paris. Il s’arrêta donc en chemin et, après avoir soupé, se laissa glisser dans le lit d’une chambre d’hôtel. Puis dormit, satisfait.
Il était 9 heures, le lendemain matin, lorsque le fils du patron du bar-tabac-journaux de Kerpape se présenta devant le portail de la propriété de la famille Boulier. Il tenait sous son bras une liasse épaisse de journaux du matin ; Madeleine les avait commandés et se les était fait apporter, de crainte de rencontrer un journaliste dans la rue. Seule, dans le salon de la villa, elle s’assit face à une large table basse et détailla les titres. Elle avait sa photo en première page plusieurs fois, et elle se rendit compte qu’elle avait quasiment remplacé Robert Dia au hit-parade politique. Tout le monde lui crachait dessus, la dépeignant comme une petite bourgeoise sentencieuse, instigatrice de l’opération d’Origny. Libération soutenait presque ouvertement la main vengeresse qui avait pressé la détente du P.38.
Mais le plus cruel était sans doute la prise de position de l’organe central du Parti, qui entreprenait, insidieusement, de se désolidariser des organisateurs de la manifestation antidrogue. Bien sûr, le Parti préparait activement les obsèques de Jean, promettant un grand rassemblement populaire, mais, en troisième page, un communiqué du Comité central fustigeait ceux qui aujourd’hui taxaient le Parti de racisme, même, et c’étaient là les termes de l’article, si « des maladresses avaient été commises »… Madeleine savait lire entre les lignes. Si les retombées du coup d’Origny s’avéraient trop lourdes à assumer, le Comité central se ménageait une voie de garage en désignant des boucs émissaires en la personne de Madeleine et, accessoirement, de Dia. Madeleine revit le même Dia, paradant au journal télévisé, fier de lui… Que disait-il aujourd’hui ? Sans doute travaillait-il, par des conversations de couloir, à se départir de ses responsabilités… ! Madeleine avala un Valium pour desserrer l’étau qui comprimait son souffle. Affalée dans son fauteuil, elle pleura doucement. Le Parti s’apprêtait à la jeter comme une malpropre. Tout cela avait donc été inutile ? Et pourtant, elle les avait prévenus. Par tous les moyens dont elle disposait.
*
Lorsque Dartier rejoignit Guilon, rue B., celui-ci s’apprêtait à partir. Il était 14 heures. Éric était attendu chez Vilandier, suite au télex reçu dans la nuit.
— Viens avec moi ! Je crois qu’il a quelque chose à nous dire sur Leguilvec…
Vilandier ne les fit pas attendre. En entrant dans son bureau, ils virent un petit vieillard desséché, au crâne lisse, arborant à la boutonnière de son veston une rosette de commandeur.
— Messieurs, dit Vilandier, j’ai fait diligence pour fouiller la piste Leguilvec. Voici le colonel N. qui a fort bien connu l’homme qui nous intéresse ; durant la guerre, de Londres, c’est lui qui supervisait les actions du réseau dont Leguilvec était responsable...
Le petit vieillard se lança dans un exposé détaillé des opérations menées par le réseau. Sabotage, renseignement, et enfin l’insurrection armée, dès juin 1944.
Leguilvec avait joué un rôle non négligeable dans la libération de Lorient. Le 8e corps d’armée de Patton était entré dans Rennes le 3 août et Nantes le 11, mais autour de Saint-Nazaire et de Lorient, la Wehrmacht avait réussi à constituer des points d’appui que l’action conjuguée des maquisards et des soldats alliés ne fit tomber que plus tard.
— C’est Leguilvec et son groupe qui ont pris la kommandantur de la ville.
— Quels étaient ses rapports avec les gens du Parti ? demanda Guilon.
— Militaires ! strictement militaires ! Ils étaient influents dans les maquis de la région de Vannes et de Rosporden et nous avons dû nous imposer en jouant des coudes !
— Y a-t-il eu des règlements de comptes ?
— Autant que partout ailleurs… Où voulez-vous en venir ?
Guilon demanda au vieillard s’il se souvenait d’une histoire louche qui aurait valu à Leguilvec l’animosité du Parti.
— Bien au contraire ! De nos chefs de groupe, il était un des plus diplomates…
— Et ensuite ?
— À la fin août, il s’est fait incorporer dans l’armée Leclerc et s’est rendu en Allemagne.
Après les hostilités, Leguilvec s’était de nouveau consacré à la médecine, et ses activités politiques s’étaient réduites à figurer à deux ou trois reprises en tête de liste pour des élections municipales ou cantonales.
— Bien, votre avis, mon cher Guilon ? demanda Vilandier.
L’insistance de son chef commençait à lui taper sur les nerfs : Guilon n’avait pas d’« avis », et Vilandier le savait très bien. S’il était de plus en plus persuadé qu’un rapport existait bel et bien entre Vrodine et le médecin, il était incapable de préciser lequel. Il éluda donc la question de Vilandier en demandant des détails supplémentaires sur la vie de Leguilvec. Un peu plus tard, il salua le colonel N., en le remerciant avec chaleur. Bien évidemment, celui-ci se tenait à sa disposition pour tout complément d’enquête.
Une fois dehors, Dartier ironisa sur la mine préoccupée de son ami. Ils s’assirent à la terrasse d’un café.
— L’enterrement de Fignac a lieu demain… Madeleine va revenir à Paris… dit Guilon ; si elle est bien à l’origine de la venue de Vrodine, ils agiront…
— Elle peut très bien être « à l’origine » mais pour eux, seul son mari était intéressant : si Vrodine avait voulu la buter, il ne l’aurait pas loupée...
— Tout est possible. Il est habile, mais ne le prenons pas pour James Bond.
— Écoute, j’ai une idée pour les tester : s’il y a un lien entre Leguilvec et Vrodine, la simple mention du nom du médecin devrait les faire sursauter, non ?…
— Continue…
*
René Castel s’observait dans la glace. Il se trouvait fière allure dans son costume prince-de-galles. Les rayures de sa cravate se mariaient fort bien avec la teinte du tissu de la veste. Sa large carrure effaçait sans forcer son embonpoint solide, et sa chevelure épaisse donnait à son visage un semblant de jeunesse, hélas démenti par les cernes qui entouraient ses yeux…
Castel attachait une grande importance à son apparence physique. Lors de ses apparitions télévisées, il incarnait le Parti, et se devait d’en donner une image attirante. Un membre de son entourage immédiat lui avait fait quelque temps plus tôt une remarque acerbe pour son goût très marqué envers les vêtements élégants. Une fois de plus, un journaliste sournois avait cru bon de faire un comptage précis du nombre de costumes que Castel portait d’ordinaire, et avait démontré que son salaire théorique de permanent du Parti n’autorisait pas l’entretien d’une telle garde-robe. L’attaque était basse, mais la mesquinerie n’était pas dépourvue de bon sens ; aussi le secrétaire général avait-il mis la pédale douce de ce point de vue. Il s’était fait photographier en survêtement, attablé devant un pastis, rétablissant ainsi sa renommée de prolétaire pure souche.
Sur le parvis du siège, une petite foule piétinait. Les mines étaient graves ; le gratin du Parti était là, prêt à se rendre à l’enterrement de Jean Fignac. Castel descendit au rez-de-chaussée, donnant le signal du départ. Un cortège de voitures amena les membres du bureau politique à l’Institut médicolégal, où allait avoir lieu la levée du corps. Le boulevard était noir de monde. On distribuait des œillets rouges que les militants accrochaient au revers de leur veston.
Le corbillard contenant le cercueil de Fignac roulait doucement sur l’avenue Ledru-Rollin, suivi par une fourgonnette dans laquelle Madeleine et les proches de Jean avaient pris place. Derrière, en ligne, suivaient les dirigeants du Parti, à pied.
Le cortège ne regroupait que quelques milliers de personnes, mais chacun pouvait cligner des yeux sous l’avalanche de flashes des photographes de presse, embusqués à tous les coins de rue, grimpés sur les abribus, escaladant les réverbères. Incontestablement, c’était un succès.
*
Sacha Vrodine referma la liasse de documents que Coulvin lui avait fait remettre, par l’intermédiaire d’Acelard. Au milieu de dossiers agricoles bourrés de statistiques austères, Vrodine avait trouvé des dizaines de biographies de militants ayant connu Castel, accompagnées d’annotations émanant de la section des cadres.
Vrodine avait planché deux jours et deux nuits durant sur ces documents, dans l’espoir d’y déceler un indice : à quel niveau la fuite s’était-elle produite ? Coulvin l’avait rassuré tout de suite à propos du témoignage de l’ancien compagnon de détention de Castel, au camp STO : l’ex-coureur cycliste, devenu journaliste sportif au service de la presse du Parti, était décédé en 1962, dans un accident de la route. De plus, il n’était pas au courant du retour de Castel en France en 1943. Pour lui, Castel était un STO comme les autres, il avait fait une tentative d’évasion ratée, et c’était, rétrospectivement, tout à son honneur.
Vrodine avait fouillé les archives de sa propre mémoire pour revivre son séjour de 1972. Il était hanté par la possibilité d’une erreur commise dans la liquidation de Goldberg ou de Leguilvec. Le terrain avait pourtant été minutieusement préparé… Puis cette crainte s’était muée en angoisse. Vrodine s’était rendu compte que son enquête était chimérique. Et si la fuite ne provenait pas de France ?
Gustav Andlauer avait péri au Chili, et Georg Staffner en RFA. Ce n’était pas une, mais quatre pistes qu’il fallait alors remonter patiemment. Tâche ardue. Et qui réclamerait beaucoup de temps avant d’aboutir, bien plus qu’il n’en faudrait à l’auteur des photocopies adressées à Delouvert pour parvenir à ses fins. Et quelles étaient ces fins ? Un simple chantage à l’argent, ou une affaire politique de haut niveau ? Depuis trois jours, aucune suite n’avait été donnée à tout cela… Qu’attendaient-ils ?
Vrodine rangea les dossiers, qu’un de ses adjoints partit placer en lieu sûr. Puis il quitta son hôtel et descendit dans la rue, à pied. Aussitôt, l’équipe Koulak I le prit en filature.
Il arpentait le bitume de son pas lent, souriant sous le soleil. Malgré son inquiétude, il ne s’était pas départi de sa bonne humeur. Son crâne était coiffé d’un proéminent chapeau feutre qui renforçait encore sa dégaine saugrenue.
Il s’était dirigé vers les Grands Boulevards et, près de la République, pénétra dans une boutique de jouets spécialisée dans les trains miniatures. L’agent de l’équipe Koulak I qui l’y accompagna put l’entendre discuter avec un vendeur.
Vrodine compulsa les catalogues, admira les maquettes exposées dans les vitrines et détailla longuement les modèles réduits rangés sur les étagères…
Il acheta une série de wagons reproduisant ceux de la British Railway : des voitures express de la série « Bulleid », émaillées en vert avec inscriptions originales, aménagement intérieur, bogies originaux… Puis une locomotive de marque Fleishmann, avec tender, l’C h 2 à usage mixte de l’ancienne DB, type 24, une série de signaux d’arrêt à palette.
Il eut une longue conversation avec le vendeur, à propos des dernières nouveautés ho et Dinky Toys, portant notamment sur les qualités des rails à ballast incorporé.
Le vendeur confectionna un paquet soigneusement protégé, et Vrodine sortit une liasse épaisse de billets de son portefeuille. Pour ne pas perdre contenance, l’agent de Koulak I se retrouva lui aussi devant la caisse, après avoir ramassé sur un présentoir un wagon frigorifique de la SNCF, qu’il paya de sa poche.
Les bras pleins de catalogues et de prospectus, Vrodine rentra à pied jusqu’à son hôtel.
Guilon en resta pantois, lorsque le radio de Koulak I fit un compte rendu détaillé des emplettes de Sacha. On procéda à un interrogatoire discret du vendeur, mais en vain. Vrodine était un passionné de train électrique, sans plus